Par Chantal Cutajar, directeur du GRASCO (Groupe de recherches-actions sur la criminalité organisée), et présidente de Droit pour la Justice. Qu’est-ce que la transparence ? Qu’est-ce que l’éthique ? Il est difficile de trouver un consensus sur la définition des concepts. Alors que pour certains, la transparence permet de faciliter la participation des citoyens à la vie publique et leur donne les moyens d’exercer un contrôle sur l’action publique, pour d’autres en revanche, des actions du type de celles réalisées par WikiLeaks symbolise l’avènement d’une « dictature de la transparence », dangereuse pour le bon fonctionnement de la Démocratie.
La raison de cette controverse tient sans doute à ce que chacune et chacun d’entre nous parle de l’endroit d’où il vient, c’est-à-dire avec sa culture, son bagage conceptuel, ses méthodes d’analyse, ses raisonnements et les convictions qu’il porte.
Or, les problématiques soulevées par les notions d’éthique et de transparence interrogent toutes les disciplines de manière transverse et nous contraint à rechercher au-delà de nos divergences, ce qui fait lien entre les différentes approches.
Dans cette perspective, il est peut-être possible de réduire le fossé entre les partisans de la transparence, condition sine qua non de la démocratie et ceux pour qui la transparence constitue une menace.
Il semble en effet que l’on puisse se retrouver autour de quelques propositions qui vont constituer le socle et fournir les fondements d’une action politique éthique que les citoyens appellent de leurs vœux.
Quelles sont ces propositions ?
- La première est relative aux liens entre Ethique et transparence. L’utilisation indifférenciée des termes éthique et transparence, souvent accolés, peut laisser à penser que les notions sont interchangeables, voir indissociables.
Or, rien n’est moins vrai. L’éthique, entendue comme un mode d’action, n’a pas toujours besoin de transparence, elle peut même exiger qu’un secret soit respecté. C’est le cas du secret professionnel de l’avocat notamment.
Ainsi, éthique et transparence non seulement ne sont pas synonymes, mais ressortent de registres différents ; redonner leur signification à ces deux concepts permettra de clarifier le débat.
Etymologiquement, le philosophe nous apprend que l’éthique puise ses sources dans la morale. Mais il s’agit d’une morale en action. La recherche de l’éthique revient à s’interroger sur la manière d’agir au mieux. - Or, et c’est la seconde proposition, agir au mieux c’est parvenir à trouver l’équilibre entre ce qui est utile et ce qui est juste. Agir au mieux, c’est tenter de satisfaire à la fois l’idéal de justice et l’impératif d’utilité publique. L’action politique devrait toute entière être tournée vers cette recherche d’une synergie entre l’utile et le juste. Telle devrait être la quête de celle ou de celui qui s’engage en politique. Une quête permanente guide la prise de décision.
- Ces propositions admises, il apparaît clairement que la transparence ne peut être qu’un outil, parmi d’autres, au service de l’éthique publique. La transparence a besoin de l’éthique pour l’encadrer, lui donner un sens dans la double dimension de signification et de direction.
- Ravalée au rang de technique au service de l’éthique publique (I), l’exigence de transparence trouve naturellement ses limites : elle n’est qu’un outil au service de la démocratie (II).
La transparence, une technique au service de l’éthique publique
Elément primordial d’une bonne gouvernance, la transparence constitue un outil efficace pour prévenir les dysfonctionnements et les gaspillages publics qui sont les différentes facettes de la mauvaise gestion publique.
La transparence est également indispensable à la prévention de la corruption parce qu’en effet, la corruption prospère dans et grâce à l’opacité. Aucun pays n’est entièrement exempt de corruption. Lorsqu’elle prend des proportions importantes, elle freine la croissance économique et contrarie les efforts accomplis en vue d’instaurer une bonne gouvernance, elle entraîne la dégénérescence générale du tissu social.
Obstacle au développement durable, la corruption aggrave les disparités économiques et offre un terrain privilégié à la criminalité organisée. Il n’y a plus place pour la démocratie, la liberté et la justice.
Depuis quelques années, les efforts accomplis à l’échelle internationale pour combattre la corruption, encourager la transparence et accroître la responsabilité prennent de l’ampleur, parce que l’on comprend mieux le coût politique, économique et social de la corruption. En Grande Bretagne la nouvelle loi britannique contre la corruption (UK Bribery Act 2010, « UKBA ») est la première législation qui sanctionne pénalement les entreprises coupables du délit de manquement à la prévention de la corruption. Les entreprises sont tenues de mettre en place des procédures anti-corruption « adéquates », sauf à risquer une condamnation pénale et une amende illimitée à chaque fois qu’une personne associée à l’entreprise, un employé ou une filiale s’engagera dans une activité corruptrice pour le compte de l’entreprise.
Il faut prendre la mesure du phénomène pour mettre en œuvre une action adéquate. Interrogé sur la taille de l’industrie de la corruption à l’échelle mondiale, Daniel Kaufmann, Directeur du programme gouvernance, à l’institut de la Banque mondiale, qualifie la corruption de très grosse « industrie ». Le volume des pots-de-vin payés au secteur public par le secteur privé, les entreprises comme les individus, à l’échelle mondiale, il s’élève à environ un trillion de dollars US (mille milliard de dollars). Ces pots-de-vin sont payés par les entreprises dans le cadre normal de leurs opérations (obtention de licence, réglementation, etc.) et pour influencer en leur faveur les décisions dans la passation de marchés publics. A cela s’ajoutent les ménages qui eux aussi payent des pots-de-vin lorsqu’ils utilisent les services publics.
Ce chiffre ne comprend pas les détournements de fonds publics (budgets nationaux et budgets des collectivités locales), ou des vols ou détournements des biens publics.
Transparency International estime que l’ancien président indonésien Suharto a détourné entre 15 et 35 milliards de dollars EU. Ferdinand Marcos aux Philippines, Mobutu dans l’ex-Zaïre et Abacha au Nigeria ont chacun détourné environ 5 milliard de dollars EU. L’inventaire des détournements des dirigeants déchus tunisien et égyptien est loin d’être terminé.
« 120 milliards d’euros par an, soit un pour cent du PIB de l’Union européenne, se perdent dans la corruption ». Quatre citoyens de l’Union sur cinq considèrent la corruption comme un problème grave dans leur État membre. Pour tenter d’enrayer le phénomène, la Commission européenne crée par une décision du 6 juin 2011 un mécanisme de suivi de l’Union européenne en matière de lutte contre la corruption aux fins d’une évaluation périodique qui constituera le « rapport anticorruption de l’UE ».
Le rapport anticorruption de l’UE poursuit les objectifs suivants:
- évaluer périodiquement la situation au sein de l’Union en matière de lutte contre la corruption ;
- cerner les tendances et les meilleures pratiques ;
- formuler des recommandations générales visant à orienter la politique de l’UE en matière de prévention de la corruption et de lutte contre ce phénomène ;
- formuler des recommandations adaptées aux besoins
- aider les États membres, la société civile et les autres parties prenantes à recenser les points faibles, à mener des actions de sensibilisation et à dispenser des formations sur la lutte contre la corruption.
Cette initiative de la Commission procède du constat qu’au niveau international, les principaux mécanismes d’évaluation (par exemple le GRECO, le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption et la convention des Nations unies contre la corruption) ont montré leurs limites, notamment pour susciter un surcroît de volonté politique au niveau national. Or, l’UE « dispose d’un effet de levier unique pour générer cette volonté politique. Le nouveau rapport anticorruption de l’UE se voudra factuel, ciblé, tranché et souple ».
Technique au service de l’éthique publique, la transparence est un outil au service de la démocratie.
La transparence, outil au service de la démocratie
Pour ne pas devenir oppressante, la recherche de transparence doit être dirigée vers une finalité : l’avènement d’une véritable démocratie au service des citoyens. Dans cette perspective, les médias et la société civile sont les acteurs incontournables de l’avènement d’une transparence au service de la démocratie.
Les médias ont une grandes responsabilité parce qu’in fine sans presse indépendante et courageuse, c’est la démocratie qui disparaît.
La démocratie a besoin, pour vivre, d’une presse indépendante qui ne pratique pas l’autocensure, qui assume le rôle qui est le sien, c’est-à-dire, informer, et qui n’hésite pas à porter à la connaissance des citoyens des informations qui les concernent, parce qu’elles touchent à la vie publique. On entend souvent que l’excès de transparence pourrait démoraliser la vie politique laissant à penser aux citoyens que, finalement « tous sont pourris ». Ce à quoi on répondra que ce qui démoralise nos concitoyens c’est d’assister impuissants, à l’impunité de ceux qui foulent au pied les principes élémentaires de notre démocratie.
Ainsi, seule l’injustice démoralise, ce n’est pas la révélation de la vérité qui elle, au contraire, libère. Informer, qui est la mission première de la presse ne doit connaître de limites que celles posées par le droit.
Le rôle des citoyens
Quel rôle les citoyens peuvent-il tenir dans la co-construction d’une démocratie vivante. Ce sont sans doute eux qui détiennent les clés de l’avènement d’une société plus juste. Cela suppose que le citoyen puisse participer de manière effective à la vie politique et exercer un contrôle de l’action publique. Il faut pour cela qu’il ait accès aux données publiques détenues par les administrations.
L’accès aux données publiques
Ces données ne sont pas la propriété des administrations mais bien celle des citoyens.
Le droit à l’information des citoyens repose sur une gestion transparente des gouvernements à qui il appartient de rendre publiques les informations relatives aux activités des organismes publics (budgets, politiques menées, etc.). Au-delà ils doivent répondre aux demandes d’information du public. En cas d’absence de réponse, un appel doit pouvoir être formulé. En France, cela passe par la commission d’accès aux documents administratifs (CADA), une autorité administrative indépendante – et consultative – qui sert de médiateur entre l’administration et ses interlocuteurs. Cette exigence de transparence n’est pas absolue et cède devant des impératifs liés à la sécurité nationale (secret défense), à la bonne administration de la justice (secret de l’instruction) ou au respect de la vie privée.
En France, si la loi du 17 juillet 1978 reconnaît à toute personne, physique ou morale, sans condition de nationalité ou d’intérêt à agir, le droit de demander et d’obtenir des documents détenus par toutes les administrations publiques ou par les organismes privés chargés d’une mission de service public, force est de constater que dans la pratique l’application de cette loi est très parcellaire.
En effet, il est parfois très difficile d’exploiter les informations obtenues. Souvent, parvenir à les trouver relève de l’exploit. Les administrations ne répondent que très sporadiquement aux demandes d’information.
Ce droit à l’information reste largement méconnu en France où la société civile n’a pas le réflexe de l’utiliser pour soutenir ses actions. Face à cette situation, des associations se sont créées pour défendre et/ou promouvoir l’application de ce droit. C’est ainsi que le mouvement en faveur de l’Open Data existe dans la plupart des pays occidentaux.
En Europe, l’association Access Info Europe milite pour une meilleure application de ce droit. En 2010 Access Info s’est associée à Transparency International dans le cadre de la campagne « Tell us what you have done », menée par 20 ONG. Cela a permis par exemple de demander à 21 pays ayant ratifié la convention des Nations Unies contre la corruption les mesures prises effectivement pour la mettre en œuvre.
Notons également les travaux du collectif Regards Citoyens, dont le but est l’interprétation de données publiques afin de les rendre plus aisément accessibles et compréhensibles par les citoyens.
Le rôle de la société civile dans l’avènement d’une société plus juste
Lors du Forum européen d’éthique des affaires du 22 janvier 2009, Angel Gurría, Secrétaire général de l’OCDE, introduisait sa conférence en ces termes : « La crise économique mondiale actuelle coûte des milliers de milliards de dollars à la communauté internationale ; elle nous impose une longue récession, la disparition de millions d’emplois, une énorme perte de confiance dans les marchés de capitaux et elle marque un pas en arrière dans nos efforts pour réduire la pauvreté dans le monde. Cette crise résulte de la conjonction de plusieurs défaillances. L’une d’entre elles est la défaillance de l’éthique des affaires qui aura été à l’épicentre du séisme économique et financier qui nous frappe ».
Le constat est que ce sont les acteurs du monde des affaires qui ont créé les instruments qui ont permis le développement d’un capitalisme financier débridé, dont on ne peut que constater, aujourd’hui, l’ampleur des dégâts. Par exemple, la banque britannique Northern Rock avait connu une croissance rapide et s’était hissée au cinquième rang des prêteurs immobiliers du Royaume-Uni, grâce à un comportement agressif sur le marché international des obligations adossées à des actifs, les CDO (« collaterised debt obligations »). Ces obligations au lieu d’être émises par la banque elle-même, ce qui aurait été transparent, l’étaient par la société Granite qui était une société fantôme logée dans une association caritative fondée par la banque. Quant à la direction de cette structure, en apparence indépendante, elle était installée à Jersey, paradis fiscal européen notoire2.
Il faut en finir avec les paradis fiscaux ! Tout le monde est d’accord sur le constat, à droite, au centre et à gauche. Ils sont le cœur de la crise financière comme l’est le cœur du réacteur nucléaire et le moyen pour la criminalité organisée de prospérer.
Le point de jonction entre la criminalité organisée et la crise financière réside dans l’existence de techniques juridiques et financières dont on connaît de longue date le caractère criminogène mais qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’occulter. Sous couvert d’efficience économique le système financier crée des outils, tel que la titrisation dont le rôle qu’elle a joué dans le déclenchement de la crise des subprimes en 2008 est avéré et dont nous continuons à subir les effets.
Pour dire les choses simplement, la titrisation est une opération financière qui consiste à transformer des prêts bancaires, qui, par définition ne sont pas liquides, en titres facilement négociables sur des marchés. Le plus souvent, la banque qui consent les prêts les cèdent à un trust qui va financer cette acquisition en émettant des titres sur les marchés. Non seulement l’opération permet aux banques de transférer le risque de crédit mais surtout, l’établissement financier qui cède les crédits consentis va pouvoir poursuivre ses opérations avec une base en fonds propres intacte.
Cette technique financière permet purement et simplement de contourner l’obligation pour les établissements financiers de respecter la limitation des offres de prêt instituée pour limiter la création monétaire débridée dont on sait qu’elle constitue un risque systémique pour l’économie et qui impose de veiller au respect de l’adéquation entre le volume de crédit consenti et le volume des fonds propres des banques.
Ce seul constat devrait suffire à sanctionner la technique et toutes celles qui ne servent qu’à permettre de faire de manière cachée, ce que les règles juridiques empêcheraient de faire ostensiblement.
Or, que constate-t-on ? Si tout le monde reconnaît que la titrisation a joué un rôle essentiel dans la crise des subprimes, cette pratique n’est pas en elle-même remise en cause.
Autre exemple : celui des sociétés écran hébergées dans les paradis fiscaux dont il est impossible de savoir qui sont les bénéficiaires réels. Ces entités permettent de dissimuler la propriété et le contrôle des biens issus aussi bien de la fraude fiscale, de criminalité organisée et de la corruption et rendent vaine toute tentative de recouvrement des avoirs ainsi mis à l’abri.
Le caractère criminogène des sociétés écran et autres structures telles que les fondations et trusts opaques est connu de longue date. Il ne se passe pas une réunion d’experts de la lutte contre la criminalité organisée ou la fraude fiscale internationale pour en dénoncer les effets pervers. Malgré cela la communauté internationale refuse d’agir.
Le constat est clair mais malgré les incantations du G20 qui annonce depuis avril 2009 l’avènement d’une nouvelle ère de la transparence, rien n’est fait pour éradiquer ces structures juridiques criminogènes. Au contraire, le marché des sociétés écran des paradis fiscaux prospère. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les moteurs de recherche sur Internet (consulter l’occurrence « société offshore »). Il est proposé aux dirigeants de sociétés, dont la fiscalité sur les entreprises du pays où se trouve le siège social est plus lourde que celle d’autres juridictions, de localiser favorablement leurs activités dans un autre pays. Aux contribuables ou personnes physiques, il est proposé des conseils pour alléger les prélèvements fiscaux sur leurs revenus et patrimoine. Et pour ceux qui recherchent « des solutions confidentielles à l’étranger », les officines s’engagent à respecter « le besoin de confidentialité grâce à diverses solutions juridiques, comme les trusts, fondations ou fiducies ».
Il est vain d’espérer réguler le capitalisme financier si l’on ne s’attaque pas à l’opacité des sociétés off shore des paradis fiscaux. Il est vain d’espérer réguler le capitalisme financier si l’on ne met pas une limite à la recherche d’optimisation et d’innovation financière en prohibant tous les mécanismes créateurs d’opacité. Ce serait utile et juste.
Face à l’inertie de la Communauté internationale à neutraliser ces outils au service de la fraude et du crime organisé pourtant alertée par les experts, universitaires, policiers, gendarmes, magistrats de très nombreux Etats, force est d’en appeler à l’indignation et à l’action de la société civile.
Le(a) futur(e) président(e) de la République française ne pourra pas faire l’économie d’un engagement ferme en ce sens.
Conclusion
Dépourvue de cadres les dangers d’une transparence sans limite sont réels. Les limites, pour être acceptables doivent résulter de la mise en œuvre concrète de principes sur lesquels tout le monde peut s’accorder dans une démocratie vivante : la primauté de l’éthique publique sur la recherche de transparence, qui font de l’exigence de transparence un outil au service de la démocratie.
Ainsi comprise, on peut espérer construire ensemble, au moyen de la transparence la société éthique de demain.





